Une équipe IT diverse (1/x)

Florence Chabanois
7 min readFeb 17, 2021

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- Florence, pourquoi tu n’embauches pas de femmes ?
- Tu crois que je ne veux pas ? Je ne reçois quasiment aucun CV…

Dix ans que je manage des équipes de dev, dix ans que je sers cette excuse.

Pourquoi tant d’hommes dans mes équipes ?

La réponse courte est : parce que je n’ai rien fait pour que ce soit autrement, à part “le souhaiter”. Hélas, aucun génie bleu n’est sorti de ma theière. La société actuelle est une usine à reproduire le statut quo, avec ses inégalités sociales, ethniques, de genre et de capacité. Il ne se passe rien de différent sans action volontariste.

J’attendais tranquillement que des CV variés me soient proposés sur un plateau, par les RH ou les ESN. La démarche était absurde bien sûr. Les femmes sont minoritaires dans l’IT : 24% dans le secteur numérique, 10% si nous nous focalisations sur les métiers techniques (hors produit notamment). C’est comme si je m’attendais à trouver des naans au Naturalia. Je peux en trouver mais ce n’est pas là où j’aurais le plus de chance de succès.

La deuxième raison est que ce n’était pas un sujet prioritaire pour moi. Je cherchais juste une personne compétente et qui s’intégre bien dans mes équipes. C’était “ok” pour moi d’avoir des équipes en mode boys club. C’est ce que j’ai plus ou moins toujours connu.

La troisième raison est que je suis moi aussi une femme et que je suis attachée à l’équité. Je ne voulais pas prendre le risque de me voir reprocher le fait d’avoir favorisé qui que ce soit. Je me donnais moins le droit à l’erreur sur un recrutement féminin. Ce raisonnement est bancal : je me suis déjà trompée sur des recrutements, et même plusieurs fois sur des recrutements masculins. La différence est que, dans la masse, j’en ai aussi recruté des très bons. Ironiquement, pour ne pas faire preuve de favoritisme, j’avais tendance à mettre la barre encore plus haut sur les femmes. Ou dans le doute, à ne même pas essayer.

La quatrième raison est que je suis une personne. En tant que tel, j’ai mes propres biais cognitifs. J’ai grandi dans une société patriarcale où d’une façon où d’une autre, un homme me semblait plus compétent (c’est inconscient mais c’était là. C’est peut être encore là.). Ils sont racontés dans les livres d’histoire, donnent leurs noms à des théorêmes, à des rues, sont renommés pour leurs peintures, sont omniprésents dans les médias, ont les rôles principaux dans les films. J’avais besoin d’encore plus de preuves pour être convaincue des compétences d’une femme. Ajoutée à une attente sociale de discrétion, de modestie et de ne pas faire de vague, les femmes ne sont pas les meilleures placées pour mettre en valeur leurs compétences. En voyant largement majoritairement un type de population dans une fonction, lorsqu’on voit une personne “différente”, elle semble un peu moins compétente ou fait preuve d’exception. Par contre, je n’avais aucun doute sur leur capacité d’écoute, leur esprit d’équipe et collaboration, ce qui est une autre forme de sexisme.

La cinquième raison est ma propre histoire de femme dans l’IT. Ayant entendu des remarques plus ou moins limites lors de ma carrière (“ah tu as vu comme elle s’est penché”, “ouh la j’ai chaud tout à coup”, “c’est une allumeuse”, “tu sais celle qui ressemble à un homme” — apparemment ce n’est pas un compliment dans ce contexte), je n’avais pas envie de servir qui que ce soit en pature et encore moins prendre le risque de voir mes équipes “différemment”, de devoir recadrer sur des sujets de ce type. Si en entretien, je voyais une personne un peu réservée, je me demandais aussitôt si elle arriverait à s’intégrer et je doutais. C’était un potentiel facteur de distraction dans mes équipes. Il y a aussi le “sexisme” bienveillant qui consiste à infliger de l’aide aux femmes (et l’inverse, où elle demanderait plus facilement de l’aide). Dans ces situations, j’ai du mal à voir réellement la compétence de la personne. Au final, ces doutes constituaient des freins dans la recherche de profils féminins. Ce sont des complications alors que le statut quo est tellement plus facile.

L’ignorance

La dernière raison est que je n’avais rien compris. Je croyais qu’en France, au 21e siècle (et même au 20e siècle), l’égalité était déjà là. Qu’à poste égal, nous gagnons le même salaire. Que s’il y avait moins de femmes dans un secteur d’activité, c’était la faute des femmes, qui ne s’y intéressaient pas. Que les femmes et les hommes n’aimaient pas les mêmes choses par nature : le social sous payé et peu valorisé pour les femmes, les sciences et le prestige pour les hommes. Qu’il fallait recruter uniquement sur la fameuse “compétence”.

Maintenant, je sais que c’est beaucoup plus compliqué cela. Entre une personne qui doute déjà d’elle-même, qui est encouragée à ne pas se mettre en avant et un regard extérieur qui n’est pas habitué à entendre et voir ses compétences, les femmes sont défavorisées sur la sélection des CV et les entretiens professionnels en face à face.

J’ignorais que la fameuse compétence n’était pas évalué de la même façon selon qui est évalué·e, et que la façon de le présenter allait beaucoup jouer. Qu’une femme qui sait ce qu’elle veut peut être vue comme autoritaire alors qu’un homme avec le même comportement sera perçu simplement comme quelqu’un qui sait ce qu’il veut. L’évaluation de la compétence n’est pas si factuelle que l’on croit.

J’ignorais aussi que les équipes mixtes surperformaient d’environ dix points.

J’ignorais qu’au bac S, il y avait environ 50% de filles et qu’elles disparaissaient juste après, dans les études supérieurs, alors qu’elles avaient des résultats similaires à ceux des garçons.

J’ignorais que chez des pays voisins de la France, il y avait beaucoup plus de femmes mathématiciennes, possiblement parce que les mathématiques y sont présentés sous l’angle de ce qu’elles apportent dans la vie plutôt qu’exclusivement sous son aspect théorique.

J’ignorais qu’en Malaisie, les développeur·ses étaient majoritairement des femmes car il s’agit d’un travail réalisable à distance en plus de ne pas nécessité de force physique.

J’ignorais qu’à la base, l’informatique était un travail de femme car proche du secrétariat avec l’ordinateur, avant de devenir un secteur porteur et de se faire investir par une culture geek excluant les femmes. J’ignorais aussi qu’en 30 ans, on avait réussi, en France, à avoir plus de femmes dans tous les métiers de l’ingénierie sauf en informatique, où la proportion de femmes a été divisé par deux en passant de 20% à 11% en 2000.

J’ignorais que depuis des centenaires, les femmes payaient le fait de ne pas être représentées dans les instances où tout se crée et se décide. Des téléphones trop grands pour tenir dans nos mains, en passant par l’endométriose qui touche une femme sur 10, méconnue par les médecins (“c’est normal d’avoir mal quand vous avez vos règles”) et qui n’a été ajouté au programme de médecine qu’en 2020; les crash tests de voiture opérés sur des hommes et donc fatal pour les femmes; les médicaments dosés pour les hommes et donc inadéquats ici encore pour l’autre moitié de l’humanité; une partie importante de la population est juste “invisibilisée” et condamnée à se suradapter. Plus récemment, des hopitaux britanniques condamnaient les masques “taillés pour des joueurs de rugby” qui mettaient en péril la santé de leur personnel féminin. Dans le secteur numérique, les commandes vocales des GPS ne comprenaient pas les voix féminines, ce qui alimentait par ailleurs un autre cliché… Les règles menstruelles concernent 52% de la population mais n’ont été intégrées que très récemment dans les applications de care (quelle opportunité manquée !). De plus en plus de décisions sont déléguées aux machines, et par extension aux personnes qui développent les programmes. Nous ne pouvons pas nous permettre de réserver ces décisions à une seule partie de la population.

J’ignorais vivre dans une société sexiste en fait. Dans les sciences, il n’y a pas d’égalité des chances. Pensez vous que vous seriez où vous êtes si on vous avait dit toute votre vie que ce n’était pas pour vous et que vous seriez mieux sur un autre poste ? Aujourd’hui, remplacer un prénom de femme par un prénom d’homme peut permettre de se faire publier (NDRL : avoir un prénom femme constituera un frein). Il n’y a pas de “méchant” à blamer car nous sommes des produits de nos sociétés. La question reste valide : souhaitons-nous maintenir ce type de société en place ?

Dans la mesure où nous construisons des produits pour toute la population, avoir des équipes représentant sa diversité constitue un avantage stratégique. Cela permet aussi d’avoir des équipes plus performantes, par la créativité et diversité de points de vue. Et surtout, c’est un vivier de talents en or dans un secteur où le recrutement est très tendu comme en informatique. En restant sur les mêmes modes de recrutements, nous nous coupons de grosses possibilités. Qui fait ses courses à un seul endroit à vie ?

D’un point de vue équipe, de la même façon que lorsque je recrute, je recherche des profils compétents techniquement mais aussi complémentaires en tant que coéquipier·es en mixant des juniors et des séniors par exemple, je porte une attention nouvelle à avoir une équipe diverse, déjà en genre. Ce sera le sujet de mon prochain article.

Pour aller plus loin

En attendant, je vous propose trois tests pour prendre du recul sur vos pratiques et votre attitude

  1. Êtes-vous un·e collègue sexiste ? de Meand You Too
  2. Testez-vous sur vos biais implicites avec le projet Implicite d’Harvard
  3. Tester la présence de biais sur vos fiches de postes sur JobLint.org (en anglais)

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